En 2014, plus de trois jeunes Français sur quatre n’ont pas voté aux élections européennes. Des choix décisifs pour l’avenir, de la transition écologique à la révolution numérique en passant par l’intégration des réfugiés, sont déterminés sans que la jeunesse n’ait dit sa part de volonté générale. Comment l’admettre ?
Rayan Nezzar appartient à cette génération qui se sent européenne mais qui participe peu aux élections parce qu’elle vit l’Europe comme une évidence. Cette évidence est une illusion. Secouée par les crises, atteinte par le Brexit, l’Europe est redevenue mortelle. Populistes et europhobes regardent avec envie les élections de mai 2019, qu’ils envisagent comme une nouvelle étape dans la déconstruction européenne.
Dans ce livre qui mêle témoignages et propositions, Rayan Nezzar explore cinq dimensions de notre appartenance commune. Notre culture et notre monnaie, notre conception du social et de la démocratie, les valeurs que nous portons dans le monde déroulent un invisible fil d’Ariane qui nous lie en tant qu’Européens. C’est en renouant ce fil que nous pourrons poursuivre cette aventure collective inédite qu’est la construction européenne.
Dans un entretien sur Radio Orient, Rayan Nezzar revient sur son livre Génération Europe publié aux éditions Michalon, ainsi que sur les enjeux politiques de l’année à venir avec notamment les élections européennes de mai 2019.
En voici quelques extraits :
« Au-delà d’une minorité violente,
ce qu’exprime fondamentalement le mouvement social des Gilets jaunes est une
révolte des classes moyennes : la même que celle qui a conduit au vote du
Brexit ou à l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis et qui fragilise tant de
démocraties libérales en Europe et même au Brésil. Cette révolte, il faut
d’abord la comprendre pour répondre aux demandes de cohésion sociale, de
justice et de protection qu’elle exprime. Une part de ces réponses sera de
nature nationale – le Président a annoncé des mesures sur la fiscalité ou les
retraités – et une autre part appelle une action européenne comme sur l’évasion
fiscale ou le changement climatique. »
« S’il y a aujourd’hui une défiance
ou un rejet de l’Europe, c’est parce que 2 Européens sur 3 considèrent que leur
voix ne compte pas. Aux dernières élections européennes en 2014, l’abstention
s’est élevée en France à 57 %. Parmi les jeunes, 3 sur 4 n’ont pas voté.
Il nous faut d’abord reconnaître que l’Europe a été construite en quelque sorte
à part des peuples parce qu’elle était d’abord un projet économique. Mais
aujourd’hui, l’Europe sociale reste balbutiante et les peuples ne se sentent
pas écoutés. Nous devons donc mettre l’Europe à portée d’engueulade et montrer
à nos concitoyens qu’elle est bien présente dans leur quotidien et que les
décisions prises à Bruxelles ou à Strasbourg les concernent. »
« J’ai été rencontrer à Londres des jeunes qui
subissent le Brexit et qui ont eu des mots forts : « on va nous
voler la citoyenneté européenne ». Je
suis convaincu que nous devons tirer toutes les leçons du Brexit : demain,
notre génération devra prendre ses responsabilités et s’engager pour que
l’Europe ressemble à nos aspirations. Ce livre est un cri d’alarme : notre
Europe dysfonctionne à bien des égards mais nous ne voulons pas être la
génération qui prononce son éloge funèbre. L’élection d’Emmanuel Macron a déjà
changé la donne en Europe et a remporté certaines batailles mais il faudra, en
2019, lui donner une impulsion nouvelle. »
« J’évoque dans ce livre la question de
l’euro, qui vient de fêter ses 20 ans. S’il y a une inefficacité relative de
l’euro, c’est parce que sa création n’a pas été accompagnée d’institutions et
d’un contrôle parlementaire pour la réguler. Or une monnaie unique comme l’euro
requiert des compromis pour fonctionner. Mais l’honnêteté doit aussi nous
conduire à reconnaître que l’euro nous rend plus souverains face aux grandes
monnaies internationales : un tiers des échanges dans le monde se font
aujourd’hui en euro. La France emprunte sur les marchés financiers à des taux
historiquement bas, la hausse des prix est moins élevée aujourd’hui qu’avant
l’euro. L’euro nous protège mais pour qu’il soit juste, les décisions
concernant notre monnaie doivent être prises dans un cadre démocratique, avec
des débats parlementaires qui aujourd’hui n’existent pas. C’est là toute
l’ambigüité de l’euro dont il nous faut sortir. »
« Il est une citation que l’on attribue à tort
à Jean Monnet mais qui dit beaucoup : « si c’était à refaire, je
commencerais par la culture ». C’est
que la génération de nos Pères fondateurs a d’abord pensé l’Europe comme un
projet économique visant à rendre la guerre impossible. Ce pari a réussi :
depuis 70 ans, nous vivons une parenthèse de notre histoire. Mais l’Europe a
aussi une culture, qui préexiste à la construction européenne. Songeons au
roman, qui est un genre littéraire né en Europe et qui s’est diffusé au XIXème
siècle. Songeons à la libre circulation, qui est aujourd’hui possible mais qui
n’a pas profité à tous : chaque année 10 % des étudiants font un
échange universitaire et Erasmus est une belle réussite. Nous devrons demain
l’élargir pour œuvrer au rapprochement entre les peuples et pour que les
prochaines générations éprouvent une identité nationale et une identité
européenne. »
« J’invite celles et ceux qui veulent sortir
de l’Europe à regarder ce qui se déroule aujourd’hui au Royaume-Uni avec le
Brexit : Theresa May devra négocier en face-à-face des accords commerciaux
avec Xi Jinping, Donald Trump ou Vladimir Poutine. Pensez-vous qu’elle aura
plus de poids pour négocier seule plutôt qu’avec l’Union européenne à 28 ?
Pensez-vous que le Royaume-Uni sera mieux protégé ou plus influent le jour où
il quittera des accords de coopération en matière militaire ou policière ?
Je ne le crois pas. »
« Il nous faut aussi reconnaître que des
générations de dirigeants européens n’ont pas entendu l’aspiration des peuples
à une Europe plus sociale. Ce qui est triste pour les Britanniques, c’est que
l’une des motivations du Brexit, dans beaucoup de villes désindustrialisés du
nord de l’Angleterre, était la critique du dumping social entre travailleurs
détachés et travailleurs nationaux. Or nous avons révisé la directive sur le
travail détaché, justement pour éviter cette concurrence et parce que c’était
un engagement d’Emmanuel Macron. Mais nous l’avons révisée trop tard, en 2018, alors
que le Brexit était déjà passé. Demain, nous devrons donc aller beaucoup plus
loin sur l’Europe de la formation, sur la convergence vers le haut des salaires
minima pour éviter les prochains Brexit. »
« Sur la formation, l’Europe doit affirmer un
droit universel à la formation professionnelle. Aujourd’hui, seulement 3 %
des Hongrois et des Grecs se forment chaque année, contre 31 % des
Danois : c’est un gouffre. Ensuite, l’Europe doit aider à financer ces
formations grâce aux recettes que nous aurons récupérées sur l’évasion fiscale.
Car les Européens ne pourront pas affronter la révolution numérique et la
mondialisation si nous ne réalisons pas ces investissements communs. C’est ce
qui nous permettra de ne plus subir les changements technologiques ou
économiques et de reprendre en main notre destin. »
« L’un des objectifs de ce livre est aussi
d’inciter les jeunes Européens à aller voter le 26 mai prochain, qu’il s’agisse
des jeunes Français ou des citoyens communautaires qui vivent en France,
notamment les étudiants, et qui ont le droit de vote aux européennes. Mon
message est simple : saisissez-vous du bulletin de vote pour donner une
voix à vos revendications. 2019 est une chance unique pour notre génération. »
Nous sommes
nés en 1990, un an après la chute du Mur. A un moment où le continent se
réunifiait et où l’Union européenne remplaçait la Communauté. Signe de son
ambition décuplée, elle lançait les chantiers de l’euro et du tunnel sous la
Manche, préparait son élargissement à l’Est et affichait enfin son unité. A
l’aube d’un nouveau monde qui verrait triompher son modèle de démocratie
libérale, l’Europe se pensait alors immortelle. Mais cette croyance était une
illusion.
Nous sommes
la génération qui n’a connu l’Europe que voguant, sans cap, de crise politique
en 2005, en crise économique en 2008 et 2010, puis en crise migratoire en 2015.
Nous avons grandi dans cette Europe, nous en partageons les valeurs et la
culture. Mais ce dont nous doutons, c’est que l’Europe puisse sortir de
l’enlisement auquel nous nous sommes collectivement habitués. Chaque fois, elle
semble puiser comme juste assez de ressources pour se maintenir à flot,
ajustant à la marge et à la hâte des institutions fatiguées, réveillant des
politiques communes que l’on pensait épuisées. Mais jamais n’esquisse-t-elle ce
grand dessein qui avait animé ses Pères fondateurs. Nous lisons leurs mémoires
avec une jalousie inquiète, tant notre présent semble trahir leur passé.
Lasse de
s’impatienter, notre génération s’indiffère. Dans les entreprises, ils nous
surnomment la génération Y (« Why ? ») parce que nous cherchons
toujours un sens et une utilité à nos actions. En politique, si l’enjeu nous
paraît illisible, si les propositions nous paraissent insuffisantes, nous
préférons nous abstenir. Ainsi, trois jeunes Français sur quatre n’ont pas voté
lors des dernières élections européennes en 2014. Des choix décisifs pour notre
avenir – sur le climat et sur la dette, sur la guerre et sur la paix – sont
déterminés sans que nous n’ayons dit notre part de volonté générale. En
silence, une faille s’élargit entre la jeunesse et ses dirigeants, parce que
notre expérience et notre vision du monde sont différentes.
Pourtant,
nous ne manquons ni d’idées ni d’ambition pour notre Europe. Mais nous la
voudrions plus en phase avec les aspirations et les défis de notre siècle. Nous
la voudrions plus exemplaire pour la protection du climat, parce que nous ne
voulons pas vivre sur une planète défigurée et en proie à une instabilité
généralisée. Nous la voudrions plus sociale, parce que nous savons ce que la
concurrence de tous contre tous produit comme précarité et pas seulement sur le
marché de l’emploi. Nous la voudrions plus démocratique, parce que nous
souhaitons faire entendre nos voix et prévaloir nos préférences face à celles
des lobbies ou des multinationales. Nous la voudrions plus autonome, parce que
nous savons que personne d’autre ne viendra protéger nos frontières ou nos
intérêts face aux puissances-continents du XXIème siècle.
Nous avons
conscience d’être les héritiers d’une longue histoire faite de querelles et de
conflits entre nos peuples. Depuis 70 ans, nous ne vivons qu’une parenthèse. Ce
legs, nous entendons bien le préserver précieusement. Mais cela ne suffira pas.
Car une part de notre génération exprime aussi une révolte sourde, parce
qu’elle juge que l’Europe, la mondialisation, profitent toujours aux mêmes.
Certains d’entre nous enfilent un gilet jaune, d’autres tweetent anonymement.
Mais cette colère peut être une chance : elle est le signe d’une jeunesse en
vie, tempétueuse, et qui ne demande qu’à prendre sa part de responsabilité.
C’est
pourquoi j’ai voulu écrire ce livre, « Génération Europe ». Pour
donner voix à tous ces témoignages, pour donner corps à toutes ces rencontres
faites depuis que je me suis engagé en politique. Ils disent quelque chose de
l’état de nos sociétés, ballotées entre espoir de changement et résignation.
C’est précisément à ce moment, un moment où l’Europe est redevenue mortelle et
l’histoire tragique, qu’il convient de tracer à nouveau un chemin. Non un
catalogue de propositions, mais une vision de ce que nous voudrions pour notre
avenir.
En 2019,
notre génération a rendez-vous avec l’Europe. Nous sommes la jeunesse la plus
nombreuse, la plus éduquée et la plus diverse de notre histoire. Nous avons
assisté au Brexit et à l’élection de Trump et nous ne voulons plus subir. Nous
voulons prendre en main notre destin, écrire le prochain chapitre. C’est notre
moment.
Nous sommes l’Europe de demain.
Rayan
Nezzar
Professeur d’économie à Paris-Dauphine, auteur de Génération Europe (Michalon, 2019)